Aux origines du Kornog
L’aventure du caractère Kornog débute en 1993, deux ans avant la parution du livre Skritur. Fañch Le Henaff y pose les jalons d’un programme typographique qui suivrait les préceptes énoncés par les membres du groupe des Seiz Breur: la constitution d’un matériel propre aux langues brittoniques, capable de les accompagner sur le fond comme sur la forme, techniquement et esthétiquement.
Le projet Kornog sera la première tentative issue de ce programme, précédant même le projet Tir na nog, qui deviendra plus tard le Brito.
Chez Fañch Le Henaff à Locronan, dans les archives du Kornog.
Source principale
Le modèle est un lettrage en bois gravé, très certainement exécuté par René-Yves Creston* en 1928 pour la couverture de la revue Kornog, qui existera le temps de 5 numéros. Nous avons dédié un article à la création de cette revue, son projet artistique et politique ainsi que l’intégralité des sommaires: à lire ici en français et ici en breton. La couverture de la revue, dont on peut voir une affiche promotionnelle reproduite dans l’ouvrage de Pascal Aumasson (éd. Locus Solus, réédité en 2023 à l’occasion du centenaire du mouvement), est une illustration prévue pour un tirage en 2 passages: le texte de la têtière est invariable, en noir, tandis que le motif de la boussole (‘Kornog’ désigne l’Occident, mais c’est aussi le point cardinal Ouest) sera imprimé avec une couleur différente à chaque numéro.
Les lettres noires qui composent la têtière ne relèvent pas de la typographie – ce ne sont pas des lignes composées avec des caractères mobiles, en plomb ou en bois – mais du lettrage fait à la main, ici à l’aide d’une gouge creusant une plaque de bois tendre. La xylogravure est une technique de prédilection du groupe des Seiz Breur: bon marché, simple à mettre en œuvre, et qui donne des résultats reconnaissables entre tous. La taille, nécessairement grossière – si on la compare aux techniques de gravure sur métal –, produit une écriture franche qui n’admet pas les nuances et pousse au traitement radical des volumes. La viscosité de l’encre employée permet aux artistes d’obtenir des tirages d’un noir profond et sans compromis qui incarne le désir de modernité, parfois virulent, souhaitée par le groupe.
Xavier Langlais, illustration du livret de cantiques pour le pardon de Notre-Dame de Rumengol, Le Faou. Coll. Diocèse de Quimper et Léon
Gravure de Jeanne Malivel vers 1922, ici republiée dans la revue Bleun Brug en 1964.
Analyse du matériel à disposition
Les quelques signes visibles en couverture de Kornog héritent donc de cette énergie : ils sont anguleux par la force des choses (l’outil tranche la fibre du bois, les courbes sont difficiles à obtenir) et ils sont géométriques à la fois par goût de la modernité (tout l’Art Déco va opérer en se délestant des formes ’molles‘ de l’époque précédente) et sans doute aussi, il faut d’admettre, par méconnaissance autant que par rejet de l’art typographique conventionnel.
Titre et sous-titre en breton et en français, pour un total de 74 lettres gravées.
René-Yves Creston a travaillé tout en capitales, en 3 corps différents. Naturellement, plus on baisse en dimension, plus le travail de gravure est difficile à exécuter: les signes sont moins définis, l’impression est moins précise – rappelons ici cette évidence pour tout travail de gravure: les lettres sont dessinées puis gravées à l’envers. L’exemple de la lettre N ci-dessus montre que l’auteur n’obéit pas à un modèle mais se laisse la liberté d’ajuster les proportions du même signe en fonction de la place dont il dispose et de la proximité avec les lettres voisines.
Enfin, certains signes apparaissent sous deux formes franchement distinctes, comme le O ici. Ces variations stylistiques sont d’une grande importance pour le projet car elles rappellent que nous ne sommes pas contraint par la répétition, comme l’exige la typographie, mais dans le cadre d’un dessin, libre de s’ajuster au contexte (la place d’une lettre au sein du mot) et d’improviser tout en restant dans le thème.
Les 6 lettres de la première ligne sont les plus grandes, donc les plus précises. Elles permettent de consigner 5 glyphes de l’alphabet : K, O, R, N, G et d’évaluer la légère variation entre les deux O.
Les 8 lettres de la deuxième ligne sont encore bien définies. Elles permettent de consigner 7 glyphes de l’alphabet : O, C, I, D, E, N, T et d’évaluer la légère variation entre les deux C. Enfin, nous voyons déjà quelques écarts avec la première ligne pour le signe N, qui change de proportions, et le signe O, qui change de forme, on l’a vu.
L’ensemble de lettres qui composent le sous-titre en breton et en français sont gravées dans un petit corps et parfois mal imprimées. Elles permettent de consigner 16 glyphes de l’alphabet et de se rendre compte à quel point la forme et la dimension d’un même signe peut varier au sein d’une même phrase: c’est précisément ce qui distingue le lettrage de la typographie.
Si l’on fait à présent l’état des glyphes observables pour servir de modèle à une stabilisation, le total est de 19 lettres (on ne comptabilise pas ici les légères variantes, seulement celle, manifeste et délibérée, du O). Il manque notamment le H et ce qu’il permet en ligatures pour la composition du breton (CH, C’H, DH, TH), les lettres F, J, P et Q, et la suite habituelle des signes plus rarement employés: W, X, Y et Z.
Enfin, notons l’absence totale de chiffres (si l’on met de côté ceux des tarifs présents sur l’affiche promotionnelle dont on a parlé plus haut, assez peu inspirés, il faut l’avouer); une seule occurrence de ponctuation (un point qui sépare le sous-titre français de sa traduction en breton); une seule lettre accentuée, É, pour écrire le mot ILLUSTRÉE. Bref, pas mal de manques encore avant de passer au dessin!
Sources secondaires
Nous allons chercher d’autres modèles dans la production des Seiz Breur (surtout René-Yves Creston et Pierre Péron, mais aussi les lettrages de Suzanne Candré-Creston) pour tenter de compléter la liste glyphes, avec par exemple la couverture du Prométhée d’Eschyle:
Collection ‘Levraoueg Gwalarn’, n°6, dessins de René-Yves Creston et Georges Robin, 1928.
On obtient ainsi le H, un rare C’H et la lettre P. Ce nouvel exemple est aussi l’occasion de noter des variantes sur certains signes: le A est toujours sans contre-poinçon, comme sur la couverture de Kornog, mais en plus ici, il est sans traverse, c’est un simple chevron comme un V retourné.
Notons aussi le très beau M, dont l’espace étroit entre les fûts oblige à un raccord inférieur plat au lieu d’être brisé. Enfin, nous avons ici un troisième specimen de lettre O, de silhouette carrée avec contre-poinçon rond!
Dessins préliminaires
La collecte se termine momentanément, il est temps à présent de passer aux esquisses. Ci-après, les premiers dessins de Fañch Le Henaff, datant de 1993, avant l’aventure Skritur donc. Nous parlerons dans un autre article de l’élaboration du Kornog actuel, tel qui est aujourd'hui proposé à la vente sur le site.
À cette époque l’accès aux logiciels professionnels de dessins de caractère et leur apprentissage n’ont rien en commun avec les outils actuels : les glyphes seront certes vectorisés par Fañch Le Henaff (il profite de l’occasion pour se familiariser avec les courbes de Bézier sur Illustrator 3, installé sur Macintosh Quadra 650), pour en faciliter l’utilisation, mais ils n’intègrent pas un fichier de fonte numérique. Impossible de les saisir au clavier donc : il faut recomposer les mots lettre par lettre et estimer les approches à chaque nouveau projet… Cette composition manuelle, à l’œil et au jugé, peut être assimilée au travail fait à l’aide de lettres transfert, comme l’ont pratiqué Fañch Le Henaff et la plupart des graphistes avant la généralisation de la PAO.
Le tout premier fichier vectoriel montrant la stabilisation du Kornog en 1993.
Apparitions
Ce premier Kornog digital n’étant pas destiné à être diffusé, il restera à l’état de signes épars utilisés uniquement par les besoins de son graphiste et pour sa production personnelle durant exactement 20 ans, jusqu’à ce que la présente équipe de Skritur décide de s’en emparer de nouveau, à l’occasion du centenaire du groupe des Seiz Breur!
Amoko 2. Amoko Cadiz, le retour. 50x75cm sérigraphie Profil, Ergué-Gabéric. Théâtre Ar Vro Bagan.
Ci-dessus le premier Kornog en usage sur la célèbre affiche ‘Amoko 2’ réalisée en 1995 par Fañch Le Henaff. Malgré le peu de signes employés, on en devine déjà la promesse avec ses deux O différents, le A avec contre-poinçon bouché et la possibilité d’imbriquer les signes entre eux: la paire KO, si représentative de la têtière de la revue des années 1930 reste encore aujourd’hui la marque de fabrique de ce caractère…
Très prochainement nous raconterons la suite de cette création, vingt ans plus tard, avec d’autres outils et d’autres protagonistes, mais toujours dans la droite lignée de la bande des Seiz Breur, en tout cas on l’espère!
* De récentes recherches menées dans le fonds Suzanne Candré-Creston (première épouse de René-Yves) conservé au musée des beaux-arts de Brest, tendent à montrer qu’elle a fortement influencé la forme de ces lettres. Le style géométrique des annotations qui accompagnent ses esquisses – notamment le O losange – est compatible avec celui de la têtière de Kornog. Nous ferons, à l’occasion, un article sur cette artiste rapidement écartée du groupe, et tenterons de savoir si il faut voir sa main derrière ces lettres si caractéristiques ou si le style était commun aux couple Creston. Pour en savoir plus sur sa vie et son travail, lisez ‘Suzanne Candré-Creston – À la source des Seiz Breur’, par Pascal Aumasson, paru aux éditions Locus Solus.