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Brito Variable

Brito

En 2023, plus de dix ans après le lancement du Brito TRI, nous reprenons du service avec l’envie de développer Skritur: mettre à jour son site devenu obsolète, proposer de nouveaux caractères (le Kornog, entre autres à venir), une sélection d’articles sur l’écrit en Bretagne… et parfaire le Brito, une fois de plus!



5 graisses
À la demande de certains usagers et de notre propre avis, une augmentation du nombre de graisses sans changer la structure du caractère était souhaitable: 5 graisses ont été un temps envisagées, soit 2 supplémentaires. Par ailleurs, nous avons convenu que les appellations en breton (“Fin”, “Regular” et “Du”) étaient confuses pour les utilisateurs non brittophone: il faut parfois se résoudre à adopter quelques usages terminologiques, dans le champ de la typographie notamment.



Des signes en plus
L’autre motivation de cette mise à jour du Brito vient de l’envie de satisfaire l’idée d’un caractère spécialement conçu pour la composition des langues brittoniques, tant sur le plan technique (glyphes et ligatures propres à ces idiomes) que sur le plan esthétique (faire plus ou moins allusion aux sources épigraphiques et modèles calligraphiques à l’origine du Brito, l’Onciale en particulier). Nous avons donc voulu élargir la palette de signes alternatifs pour permettre à l’usager de choisir où placer le curseur stylistique (la liste complète de ces alternates est en page 13 du specimen du Brito).



6 et non 5
Oui, mais voilà… Le caractère avait déjà connu une mise à jour augmentée en 2013, et 2 versions cohabitaient pour un total de 4 variables: le Brito TRI en 3 graisses dont on a parlé plus haut, et le Brito Original, consistant en 1 variable unique dont la graisse n’était pas exactement celle du “TRI Regular”… le bordel, en somme! Si vous ne suivez pas, l’épisode est raconté ici.
Il a donc fallu faire le ménage et remettre à plat l’échelle de graisses du Brito, chose qu’on vous propose de découvrir dans le détail dans cet article. Rapidement, nous avons acté deux choses: les anciennes versions devront disparaître du site (elles ne sont désormais plus commercialisées, mais les nostalgiques peuvent en faire la demande!) et le nouveau Brito sera développé avec la technologie encore fraîche des “Variable font”, comprenant 6 masters principaux… Le Brito, que nous avons un temps voulu baptiser “Brito Pemp” aurait donc pu devenir “Brito C’hwerc’h”, mais pour des questions de prononciation et dans un esprit de simplification, ce sera “Brito” tout court!


Le casse-tête commence
Comment choisir ces masters intelligemment en respectant les variables déjà développées? La première décision est de ne pas aller au-delà de la graisse “Du”, déjà très noire comme son nom l’indique, au risque de déformer complètement le dessin des signes. À l’autre bout du spectre en revanche, il y reste de la marge pour des versions plus légères que le “Fin”, alors ne nous privons pas! Enfin, ultime contrainte: conserver la graisse du Brito Original dans le dispositif, afin que les habitués retrouvent sans peine cette variable utile.
Le casse-tête de la répartition des graisses peut ainsi commencer! Plusieurs méthodes s’offrent à nous, dont celle proposée par Gerrit Noordzij.


Selon Noordzij
Dans cet ouvrage de référence, entre autres recommandations inspirées par son travail de la lettre et le simple “bon sens” – selon ses propres mots –, Gerrit Noordzij milite en faveur une remise à plat de la métrologie en typographie: abandon du point typo, mesure prise sur la hauteur réelle du glyphe et non d’après un cadratin imaginaire, etc.


Letterletter (…), Vancouver, Hartley & Marks, 2001

Quand vient le sujet de la graisse des caractères, le maître pointe le non-sens des appellations usuelles (“bold”, “light”, “regular”…), dépourvues de relation aux proportions réelles des signes et hors de tout cadre normatif. Noordzij se positionne alors en faveur d’une échelle basée sur le ratio hauteur/largeur des fûts des bas-de-casse.
Voyons donc ce que cela donne appliqué au Brito:


Bien que régulière et offrant un bon contraste d’une variable à l’autre, le modèle ne convient pas à notre projet: la graisse extrême imaginée par Noordzij (le ratio 2, tout à droite) est bien plus gras que notre “bold”, ce qui nous oblige à tout décaler en conséquence vers la gauche. Ce glissement ne permet plus de conserver un “medium” ayant une valeur de graisse identique à celle du Brito Original. Par ailleurs, en suivant la courbe établie par Noordzij, nous descendons trop lentement dans les graisses les plus légères, ce qui implique la multiplication des intermédiaires.
La méthode ne convient pas, allons voir un autre exemple, mis au point par l’un des élèves de Gerrit Noordzij à la KABK, Lucas de Groot.


Selon de Groot
Le caractère Thesis, développé à partir du milieu des années 1990, est aujourd’hui vu comme un archétype, pionnier de la “super famille”, fonte aux variables étendues à l’extrême (versions avec et sans empattements, nombreuses variations de chasse et de graisse, disponibilité en latin puis en arabe, etc.). Il fut conçu grâce à l’appui d’un technologie éphémère, le Multiple Master, permettant d’extrapoler des variables automatiquement à partir de dessins “étalons”, les fameux masters. Ce qui nous intéresse ici, et qui n’a jamais été étudié à sa juste valeur – à notre connaissance –, c’est la suite logique d’interpolation dont a usé Lucas de Groot pour répartir les graisses du Thesis.


La pente de la courbe couleur orange montre que si le Brito suivait l’échelle employée par Lucas de Groot, chaque variable serait optiquement très proche de sa voisine (et c’est la raison pour laquelle le Thesis intègre des subdivisions telles que “semi bold”, “semi light”…). Cette progression est trop lente pour notre projet et nous forcerait à accumuler des masters intermédiaires sans intérêt pour l’usager. Lucas de Groot avait argumenté la nécessité de ces demi-graisses pour des usages très spécifiques (rétro-éclairage, conditions particulières d’emploi en petits corps ou avec une qualité de reproduction dégradée, etc.) mais, d’après nous, c’est davantage le plaisir d’un exercice plastique et la démonstration intellectuelle qu’il faut y voir, et c’est tant mieux!

En définitive, faute de modèle à copier, nous inventons donc notre propre échelle, pompeusement baptisée “parabolique” sur le schéma qui suit…


Selon nous
Il n’y aura pas de leçon sur les courbes coniques ici! Le terme “parabole” est d’ailleurs à entendre ici comme une trajectoire régulière sans être droite et dont l’ascension va s’accélèrant:


La silhouette d’une telle courbe a l’avantage d’épouser un phénomène optique facile à comprendre: nous percevons bien mieux les variations dans les graisses légères que dans les graisses fortes. En effet, si vous prélevez quelques dixièmes de millimètres (ou de points, peu importe) de matière à une structure filaire qui en comporte déjà très peu, vous ôtez un pourcentage considérable de son poids, tandis que le même prélèvement opéré sur une structure très massive est pratiquement négligeable et ne se fera pas sentir.

Très bien, mais vous pourriez aussi objecter que tout ceci n’est qu’une façon détournée – alambiquée – d’aborder un problème purement rétinien et parfaitement résoluble de façon empirique, et vous auriez raison.


Selon vous
En parallèle de ces approches théoriques, nous avons naturellement multiplié les tests grandeur nature, en appliquant diverses suites de graisses aux mêmes textes pour en estimer le résultat à l’œil. Il serait fastidieux d’exposer ici la démarche, qui consiste en une simple de suite d’édition de specimen, toujours dans les 3 langues (breton, français, anglais) et présentant un échantillon de texte suffisamment représentatif en matière de glyphes (dates, noms propres, signes spéciaux, etc.).


En combinant les deux approches, la première reposant sur une modélisation – la logique – et la seconde sur l’expérimentation – les sensations –, nous avons trouvé un compromis permettant d’extraire les 6 masters qui allaient jalonner la suite du Brito Variable:


Visuellement la progression semble régulière comme un fondu enchaîné ; il faut maintenant nommer ces 6 graisses, ce qui est encore une autre affaire!


Terminologie
On l’a compris, la sphère de la typographie n’a jusqu’ici pas su établir des standards à grande échelle – à l’instar du consortium pour le web, par exemple –, laissant aux industriels de la branche le soin de développer des technologies, pour la plupart “propriétaires”, qui feront, à l’usage, office de normes. Le jargon n’échappe pas à la règle (cf. Gerrit Noordzij, cité plus haut) et les épithètes tels que “bold”, “regular” ou “light” ne laissent rien présager de la morphologie réelle d’une variable, n’ont aucune réalité pour les logiciels de PAO, et chaque fonderie dénomme ses produits à sa guise.


Planches extraites d’une recherche personnelle de Yoann De Roeck, 2018

La première planche montrée ci-dessus est un comparatif de 3 caractères sans-serifs: on peut y voir les différences sensibles de ce qu’on entend par “light”, “black”, etc. La seconde propose d’extrapoler les travaux de Lucas de Groot en isolant un facteur d’augmentation ou de réduction pour passer d’une appellation à une autre. Ces travaux n’ont jamais abouti car l’émergence des fontes variables est venue rebattre les cartes, mais la question d’une harmonisation des intitulés reste ouverte et nous tenons cette étude à disposition pour qui le souhaite.
D’autres ont exploré ces questions et tenté, en vain, de fixer une terminologie objective basée sur les proportions réelles des variables. Ci-dessous deux exemples notables, dont l’échelle mise au point par Peter Karow, citée dans le très bel essai de Sébastien Morlighem sur R. Thorne paru aux excellentes éditions Poem.


En suivant la formule de Peter Karow, notre Brito “Extra Light” aurait dû se nommer “Ultra Light” et notre “Bold” est un peu maigrichon pour mériter ce titre! Bref, le problème demeure et nous sommes aussi coupables que les autres en ajustant nos intitulés avec une bonne part de feeling…


Conclusion
Il est probable que ces considérations soient prochainement obsolètes – cet article est rédigé en mai 2023 – et la terminologie rendue caduque par la généralisation des fontes variables: l’usager décidant in fine d’ajuster avec précision la graisse la plus adaptée à son projet, il se moque bien de savoir quel est son nom. D’ici là, nous estimons que les créateurs de caractères gardent une part de responsabilité en déterminant des masters (même symboliques) et que cette façon de nommer fait partie intégrante du processus de conception et de la relation commerciale: elle aide à bâtir un programme et, par là même, justifie un prix.