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Clannad, métamorfolk!

Métamorfolk!

Skritur publie pour la première fois une contribution issue d’une étude de cas réalisée au cours d’études en design graphique : Loréna Gonzalez Cherbonnel passe au crible les codes typographiques qui ont accompagné la carrière du groupe de musique celtique Clannad.


Autrice Loréna Gonzalez Cherbonnel, graphiste diplômée en juin 2024 du Diplôme supérieur d’arts appliqués, mention design éditorial, de Montreuil.
Éditeur Yoann De Roeck




Les treize albums studio de Clannad, entre 1973 et 2013



La famille de Dore
En 1970, dans la paroisse isolée de Gweedore (comté de Donegal, province d’Ulster), trois frères et sœurs –Pól, Ciarán et Máire (Moya) Brennan– et deux de leurs oncles –Pádraig et Noel Duggan– choisissent de rapprocher folklore irlandais et chant grégorien. Les membres du groupe Clannad, issus d’une famille de musiciens catholiques, héritent d’un large répertoire de chansons traditionnelles et s’expriment d’abord en gaélique: leurs albums s’inscrivent dans un registre de musique celtique (chant et accompagnement acoustique: harpe, tin whistle, mandoline) puis s’imprègnent, au fil des années, d’autres courants musicaux: folk, new age, pop rock.
Ces changements sont accompagnés d’une progression du design des pochettes de disques révélatrice d’un genre mais aussi d’une époque. L’examen des caractères et lettrages employés sur les albums de Clannad, permet en effet de retracer une brève histoire de la typographie, qui connaît des transformations majeures au cours de ces 40 années.

Clannad, 1973. Design: Des O’Meara & Partners Ltd. Photo de couverture: Charlie Collins


Culture insulaire
Dans la première période (on retient les pochettes des albums Clannad, 1973 ; Dúlamán, 1976 ; Crann Úll, 1980), les membres du groupe affichent sans détour leur identité musicale en usant systématiquement de l’onciale pour forger les typogrammes en couverture. Il s’agit, à proprement parler, d’interprétations graphiques de la semi-onciale insulaire, écriture utilisée dans l’Irlande chrétienne, à partir du VIIe siècle (lire ici).



Les choix ornementaux de la pochette reflètent également le style du groupe, alors tout orienté vers la musique irlandaise traditionnelle: ces entrelacs sont directement inspirés des enluminures des plus beaux Évangiles manuscrits, dont le célèbre Livre de Kells, conservé au Trinity College de Dublin.


George Bain, Celtic Art: The Methods of Construction, 1951


Un passeur, George Bain
Le retour en grâce de cette esthétique ne doit rien au hasard. Les travaux de George Bain –premier artiste à avoir déconstruit et transmis des instructions détaillées pour concevoir des motifs pictes–, datent de 1951, mais il faut attendre une réédition, en 1972 pour que la nouvelle génération, acquise aux pratiques artisanales et en quête de retour aux sources, s’en empare et associe inextricablement le répertoire formel à la musique folk.


Dúlamán, 1976 et Crann Úll, 1980.




Zoomorphisme
Le typogramme du nom du groupe sur la pochette de l’album Dúlamán (ci-dessus) est également intéressant à examiner, car ici encore ce n’est pas directement la source historique (le Livre de Kells ou celui de Durrow) qui transparaît derrière la forme zoomorphique de l’initiale ornée, mais la source secondaire, constituée des formes digérées par G. Bain: la couleur est évacuée au profit d’un dessin au trait, nécessairement simplifié pour les besoins de l’impression et pour la clarté de la démonstration –car il s’agit de permettre à chacun de re-faire.

George Bain par Lynne Mackenzie

Néo-celtisme & psychédélisme
Afin de comprendre l’engouement populaire pour ces formes historiques redécouvertes à travers le prisme des dessins de George Bain, il faut aussi placer l’esthétique néo-celte dans le champ d’influence du courant psychédélique, qui traverse le monde de la contre-culture depuis le milieu des années 1960. La matière visuelle qu’apporte le répertoire celto-picte est parfaitement miscible avec l’imagerie qui accompagne au même moment les grands rassemblements rock et hippie : des formes fluides, voire molles, et entrelacées au point de ne plus permettre de distinguer l’illustration de la lettre sur une affiche. Dans le fond aussi les narrations sont compatibles: culte animiste, voyage temporel, éveil sensoriel, expérience intérieure sont le programme et les valeurs partagées de la jeunesse des 70’s.

Têtière du magazine Rolling Stone en 1967

Les caractères en volume, ombrés, augmentés d’effets de matière et assumant la part manuelle de leur exécution –c’est aussi l’explosion du comic underground et des encrages nerveux, saturés de hachures– sont alors très en vogue dans les milieux de la contre-culture: le magazine Rolling Stone paraît pour la première fois en 1967 et le célèbre graphiste Rick Griffin conçoit une têtière iconique à la hauteur d’un titre culte (lire ici). Il n’est pas surprenant que les typogrammes de Clannad sur l’album Dúlamán adoptent une enveloppe celtisante (formes extérieures onciales, initiale ornée) et soient “remplis” d’une texture qui dit son affiliation à un courant artistique.



Do it yourself
La seconde période, correspondant à l’album Fuaim, marque un tournant pour l’identité musicale de Clannad. Le groupe adopte rapidement le premier synthétiseur numérique lancé en 1982 et sort la même année un album coloré de sonorités électroniques. Clannad abandonne l’esthétique néo-celte de ses premiers albums pour laisser place à des formes dépouillées… Exit le folklorique, place aux 80’s!

Fuaim, 1982

L’usage du Triset –dessiné par Walter Gleinig et commercialisé par la firme Letraset en 1979– est une rupture absolue dans l’iconographie de Clannad, qui semble, jusque dans la pose chercher une nouvelle crédibilité : le groupe se détourne de la générosité des formes celtiques charnues et entrelacées pour un caractère raide et famélique (il s’agit probablement d’une interprétation du Banjo publié par la fonderie Deberny & Peignot dans les années 30. Si la fin de la guerre du Vietnam en 1975 marque le déclin des mouvements hippies –et l’assassinat de Lennon le terme brutal–, une autre contre-culture émerge bientôt et culmine en 1980 : le punk. L’esthétique du DIY (do it yourself) fait désormais autorité et les planches de décalcomanie vendues par Letraset ou Mécanorma sont un formidable véhicule de l’imagerie punk : fanzines, pochettes, flyers… tout est désormais faisable à moindre frais.

Planche de lettres transfert du caractère Triset



Succès international
À la faveur d’un changement de manager au début des années 1980, Clannad opère un tournant artistique en passant du gaélique à l’anglais, en incluant définitivement la guitare électrique dans ses compositions, et en collaborant avec Bono sur ”In a Lifetime” de l’album Macalla. Ils font appel au photographe Anton Corbijn, célèbre pour ses clichés en noir et blanc, qui révolutionnent la représentation des artistes. Cette collaboration renforce la visibilité du groupe et place la chanteuse, Moya Brennan, au centre de la scène.

Macalla, 1985. Art Work Mainartery – Photo Anton Corbijn


Phototitrage
Les deux albums (Macalla et Sirius, en 1987) sont caractéristiques de ce qu’offre la photocomposition –procédé permettant de manipuler la typographie avec une grande souplesse, puisqu’elle n’est plus composée mécaniquement mais projetée– alliée avec le montage, sur films, de documents photographiques.




Le Copperplate Gothic est un caractère conçu en 1903 par Frederic W. Goudy –beaucoup plus connu pour le dessin de romains classiques– et augmenté de variables par Clarence C. Marder puis Morris F. Benton pour l’American Type Founders. Selon Mac McGrew, “il est rapidement devenu le best-seller de l’ATF et a été largement utilisé pour la papeterie et les formulaires, en particulier dans les petites imprimeries de quartier de l’époque de la typographie.” Aujourd’hui encore, le Copperplate a une connotation d’autorité, de respectabilité et de business (on pense aux plaques de rue des médecins ou à la scène glaçante de combat de cartes de visite dans le film American Psycho adapté du roman de Bret Easton Ellis). Le Copperplate serait-il le caractère des winners?



New Age & Typo digitale
Le milieu des années 1990 est une période de progrès et de démocratisation considérable des outils graphiques, qui voit éclore de nombreuses micro-fonderies, souvent dirigées par des graphistes sans réelle formation au dessin de caractère –voire de parfaits amateurs–, bientôt encouragés par l’avènement du web. Ces années de typographie expressive, touche-à-tout et rebelle portent le nom de “fontisme”.


Landmarks, 1998





En 1991, en réaction à cette esthétique parfois décriée (car c’est aussi l’explosion des copier-coller typographiques plus ou moins inspirés), le designer Miles Newlyn dessine le Democratica, qui est utilisé sur la pochette de l’album Landmarks. En réalité, ce caractère n’échappe en rien à son époque : un hybride de romain et d’onciale, habillé du contraste d’un Bodoni à la vectorisation approximative… tout y est!


Specimen du Democratica, Emigre, 1991

La fonderie Emigre devient le porte-voix de ces caractères éclectiques, cocktails de sources historiques –médiévales, runiques, Renaissance– et d’esthétique techno (les créations de Jonathan Barnbrook sont, à ce titre, un sommet de mixage typographiques). Dans la production d’images aussi l’heure est à la superposition et aux rencontres improbables : le générique de The Island of Dr. Moreau par Kyle Cooper incarne à merveille cet art de la manipulation et les préoccupations de l’époque (on se souvient aussi de l’évènement que représente le clonage de la brebis Dolly en 1996). La pochette photoshopée de Landmarks est un pur produit de l’ère post-moderne et néo-alchimiste!



Retour aux sources
Quinze ans se sont écoulés entre Landmarks et l’ultime album de Clannad, Nádúr (terme gaélique pour “nature”) sorti en 2013. Les musiciens ont à présent la soixantaine et renouent avec la photographie de groupe des premières pochettes –le “clan” se reforme. Le Trajan est le caractère utilisé pour illustrer ce retour aux sources et ne manque pas de faire référence à un passé lointain et idéalisé. Dessiné en 1989 par Carol Twombly pour la fonderie Adobe, ce caractère est une interprétation des capitales romaines qui ornent le piédestal de la colonne Trajane (113 apr. J.-C.), considérées comme le sommet de la gravure lapidaire. D’un sommet à un autre, le Trajan devient rapidement un best-seller de la fonderie Adobe.



Nádúr, 2013



Adobe Trajan, 1989


L’emploi de la capitale antique est particulièrement intéressant car il fait implicitement allusion à l’époque pré-chrétienne, donc à une Irlande antérieure à l’arrivée des évangélisateurs romains et de l’écriture. Pour ce dernier album, le groupe ne cite pas l’Onciale des manuscrits mais se réfère à une culture bien plus ancienne et sans système d’écriture : la civilisation celte. La pochette présente les membres du groupe dans une mise en scène qui rappelle un rituel, Moya Brennan drapée d’une tunique, au centre du cercle, telle une figure druidique –les femmes pouvaient en effet occuper des postes de cheffes religieuses.



La boucle est bouclée
Après une tournée d’adieu –dont un concert au Festival interceltique de Lorient en août 2023–, le groupe annonce la fin de cinquante ans de carrière. La discographie des formations qui affichent une telle longévité sont également des occasions rares de suivre les évolutions graphiques qui accompagnent un genre musical: l’œuvre de Clannad est un témoin précieux des techniques, des idées et des modes qui ont traversé le champ du design graphique pendant plusieurs décennies –en particulier celle des prémices de la PAO.

Concernant les usages de la typographie associée à la culture celtique en général, cette étude veut aussi rendre hommage aux acteurs et actrices ayant œuvré, avec plus ou moins de succès –peu importe!–, à la préservation, à l’adaptation, à la mutation et à la modernisation des formes écrites pratiquées en Irlande, au Pays de Galles, en Cornouailles ou en Bretagne.


Loréna Gonzalez Cherbonnel