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Le paysage, le livre ouvert des Oghams

Le paysage, le livre ouvert des Oghams



Par Corinne Feïss-Jehel, EPHE,PSL université Paris, Histara 7347. corinne.feiss-jehel@ephe.sorbonne.fr
et Pierre-Jérôme Jehel, Gobelins-Paris. jjehel@gobelins.fr


Les pierres oghamiques sont des pierres qui présentent une écriture sculptée. Elles constituent un support à des messages écrits et sont en elles-mêmes une écriture dans le paysage. On les rencontre en marchant dans les champs, ou en parcourant des sites archéologiques bien repérés. L’origine de cette écriture comme son étymologie demeure assez mystérieuse bien que nous puissions transcoder cette écriture dans notre alphabet. Nous en proposons ici une lecture visuelle qui s’accompagne d’une série photographique mettant en relation la pierre et son environnement (1). Chaque pierre est associée au paysage qui l’entoure, chaque paysage représente en somme le point de vue de la pierre comme lieu choisi de l’inscription épigraphique. Les images sont parfois associées à des « frotographies », relevés de l’inscription sur du papier par contact à même la surface minérale. L’écriture gravée, revient alors sur le papier par une trace fragile.


Ogham, Ballinrannig, 2017, Pierre-Jérôme Jehel


Les inscriptions oghamiques ont été trouvées en Europe du nord ouest. Leur distribution correspond à l’aire d’influence irlandaise [carte1]. Elle s’étend sur l’Écosse, le Pays de Galles, l’Ile de Man, le S.-O de l’Angleterre (Devon et la Cornouaille).
La plus importante concentration d’Ogham se situe en Irlande [carte 2] avec pas moins des cinq sixièmes des inscriptions. Leur répartition se concentre sur seulement 3 régions: le Kerry, Cork et Waterford. C'est-à-dire le S. et S.-O de l’Irlande. Le Kerry a lui seul en compte 120 soit 1/3 du total dont 60 pour la péninsule de Dingle.





Étymologie
L’étymologie du mot «ogham» demeure incertaine, plusieurs hypothèses ont vu le jour : Alexander MacBain, dans le dictionnaire étymologique de la langue gaélique (1896), note que les formes archaïques «oghum» et «Ogma ma Elathan», c'est-à-dire le fils du savoir tireraient leur origine du nom du dieu Ogme. Ogme appartient aux Tuatha Dé Danann (tribus de la déesse Dana) qui sont des dieux qui viennent de quatre îles du nord du monde: Falias, Gorias, Findias et Murias et sont l’un des peuples qui auraient occupés la terre d’Irlande. Ogme est à la fois dieu guerrier et dieu de la magie et il a le privilège de pouvoir paralyser ses ennemis par sa parole. Eloquence et poésie sont ses armes favorites. On lui attribue la création des Oghams.
Une autre origine possible vient de la racine gaélique «og-úaim» (McManus D.1988) qui peut signifier «point de taille», se référant alors à la pointe d’une arme tranchante qui pouvait servir pour graver ces inscriptions.
Une version moins scholastique considère l’ogham comme une écriture sacrée où chaque lettre associée à un végétal vénéré possède une valeur occulte et symbolique et était utilisé comme outil de divination.
Comme toujours en Irlande, l’étude historique des faits et des objets rencontre un imaginaire teinté de mythologie. Mais ces pierres sont bien réelles, on les découvre en parcourant l’île verte, parfois en suivant les pas des habitants passionnés, des historiens ou des archéologues, mais souvent aussi par hasard.


Ogham, Lugnagappul, 2017, Pierre-Jérôme Jehel


Les pierres sont non seulement le support à l’écriture oghamique mais leur situation dans l’espace leur confère une fonction particulière. Elles ont été trouvées sur des sites ecclésiastiques mais également sur des versants de montagnes où face à la mer. Ces différentes positions géographiques offrent une clef de lecture sur la fonction de ces pierres.
Elles pouvaient indiquer un lieu sacré, une tombe, un titre, une concession foncière, une filiation. La position des pierres pouvait également remplir une fonction légale (McManus) et symboliser une frontière territoriale. Nombre ont pu être réutilisés pour des constructions ou déplacées.
Les 400 inscriptions oghamiques reconnues et enregistrées dans le Corpus Inscriptionum Insularum Celticarum (CIIC) de Macalister constituent la plus ancienne trace d’irlandais. L’écriture oghamique aurait été créée vers le IVe siècle (M.J. O’Kelly, 1989). Cependant, il est possible que l'alphabet utilisé pour écrire les premiers signes graphiques du vieil irlandais ait été utilisé dès le IIe siècle (Harvey, 1990, p. 13–14) ou même au 1er (Carney, 1975, p. 53–65) et a continué à être produite jusqu'au IXe siècle (McManus). Les premières inscriptions sont appelées «orthodoxe» et les secondes plus tardives sont appelées scolastique. Elles témoignent d’évolutions dans l’épigraphie irlandaise et utilisent davantage une ligne dessinée comme tige.

Alphabet
Il s’agit d’une écriture alphabétique composée de vingt lettres (“feda” pl. de “fid” ‘bois, arbre’), divisées en 4 familles (“aicmí”, pluriel de “aicme” en irlandais). Chaque aicme était nommée d’après sa première lettre : Aicme Beithe, Aicme Húatha, Aicme Muine, Aicme Ailme. Les caractères ou les lettres sont généralement appelés feda, la ligne “druim” ‘arête, bord, dos’. Les noms des lettres ont probablement été inventés à l’origine pour les sons irlandais primitifs afin d’être représentés par l’alphabet ogham. La lecture s’opère le plus souvent de bas en haut pour les pierres érigées verticalement et de gauche à droite lorsque la pierre était couchée. Dans la tradition manuscrite donc plus tardive, chacune des lettres avait un nom, qui était un mot dans la langue et ce contrairement à l’alphabet latin où les noms des lettres n’ont pas d’autre sens.




Sources : ogham.celt.dias.ie et wikipedia




Graphie
L’écriture est donc composée de quatre groupes de cinq encoches qui se répartissent à gauche, à droite, en travers et au milieu d’une ligne souvent verticale. Les incisions plus courtes sur l’arête correspondent aux voyelles.



Un cinquième groupe de cinq lettres supplémentaires a été ajouté dans certains manuscrits, à une époque plus tardive, et sont appelées forfeda. Elles correspondent aux sons ou diphtongues d’origines étrangères.


La tige (ligne) verticale, “druim” en irlandais, correspond à une utilisation d’un angle ou d’un bord naturel de la pierre. Des archéologues ont émis l’hypothèse que la pierre ne fut peut être pas le seul support, des tablettes en bois auraient pu être également utilisées comme dans l’écriture runique nonobstant aucune à ce jour n’a été découvertes.


Lecture
Fionnbarr Moore (2007) montre que les inscriptions utilisent des formules comme :
X MAQI Y, en anglais ‘X fils de Y’; X AVI Y, dans lequel AVI signifie «petit-fils»;
ANM qui signifie «nom de» ou KOI, qui signifie «ici»,
CELI notamment dans la formule X CELI Y, qui signifie «X suiveur de Y».
Ces expressions ou formulations peuvent être mélangées pour générer des phrases plus complexes telles que: X MAQI Y MUCOI Z; X KOI MAQI MUCOI Y (Moore, 2010).
La pratique des inscriptions ogham a peu à peu disparu au fur et à mesure de l’établissement de l’écriture manuscrite (vers le VIIe siècle). L’alphabet ogham a toutefois continué à être utilisé, dans certains manuscrits comme le livre de Ballymote du XIVe siècle.


1re page de l’Auraicept na n-Éces du livre de Ballymote. Dublin, Royal Irish Academy, MS. 23 p 12, F. 170r.



Support
Dans l’inscription sur pierre la tige joue sur la morphologie naturelle de la pierre et l’écriture devient une combinaison unique entre pierre et encoche, une forme manuscrite in situ. La pierre est à la fois objet et support. Le choix de la pierre fait partie du travail d’écriture. L’ogham de Ballintaggart, sur lequel on peut lire AKEVRITTI (Cuppage 1986, No.820, No. 3) et qui serait un nom propre, est à ce titre particulièrement intéressant. La pierre a du être prélevée sur la plage de Minard Castle seul site sur la péninsule où il est possible de trouver des pierres roulées de cette taille, ce qui représente une distance de plus de 12km avec le site où elle a été trouvée.


La plage de Minard Castle, 2017



Ogham, Ballintaggart, 2017, Pierre-Jérôme Jehel



Site
L’ogham est étroitement lié au lieu. Les pierres sont choisies et érigées à une place précise. En ce sens les pierres oghamiques sont une inscription dans l’espace et compose le paysage habité où les messages épigraphiques transmettent l’histoire des lieux.
La pierre de par exemple situé à l’extrême ouest de la péninsule se dresse face à l’Atlantique et à l’île des Blaskets. L’inscription ERC MAQI MAQI-ERCIAṢ ṂỤ DOVIṆIẠ ('of Erc son of Mac-Erce descendant? of Duibne, (Macalister) dans sa translitération affirme la volonté de Erc. Le choix du lieu dénote d’une perception d’un espace sensible et singulier.


Ogham, Dunmore, 2017, Pierre-Jérôme Jehel


La pierre mémorielle de la reine Scotta est allongée sur un versant de la vallée de Finglas qui descend en pente douce vers la rivière. Elle nous fut indiquée par des habitants (2) des alentours passionnés d’histoire locale et fins connaisseurs des chemins de traverses. De l’affrontement terrible qui permit l’installation du peuple des Milésiens venu de Phénicie avec sa reine, il ne subsiste que ces encoches arrachées à la pierre par une main qui voulut écrire le présent et rendre hommage à sa reine tombée sur le champ de bataille. Nulle bibliothèque pour conserver l’histoire, le lieu est un livre à ciel ouvert et l’air se remplit petit à petit des échos du passé.


Ogham, Finglas glenn (Scotta), 2017, Pierre-Jérôme Jehel


Les oghams introduisent l’histoire dans le paysage par une lecture in situ. Le lieu est érigé, il fait sens. Il est irrémédiablement lié à l’écrit. Il ne s’agit pas en effet d’une histoire quelque part mais bien «ici».



1. Ces images sont consultables sur notre site www.a-m-e-r.com, L’Atelier des Mots et du regards
2. Nous remercions ici la famille Fitzgerald de Castlegregory et en particulier Franck Fitz qui nous a guidés la première fois dans ce champ pour nous révéler avec ferveur et émerveillement l’emplacement de cette pierre remarquable.







Bibliographie
• Carney, J. (1975) The Invention of the Ogom Cipher. Ériu, Vol. 26, p. 53–65
• Cuppage, J. et al (1986): Archaeological Survey of the Dingle Peninsula. Ballyferriter, pp 248–50
• Harvey, A.(1990) The Ogham Inscriptions and the Roman Alphabet: Two Traditions or One? Archaeology Ireland, Vol. 4, nº1, p. 13–14
• MacBain, A. An Etymological Dictionary of the Gaelic Language, 1896, p. 266
• McManus, D. (2006) Written on Stone. Irish Arts Review. Vol. 23, nº3, pp. 98–99 • McManus, D. (1991): A guide to ogam. Maynooth Monographs 4
• McManus, D. (1988): ‘Irish letter-names and their keenings’, Ériu 39, pp 127–168
• Macalister, R.A.S. (1945) Corpus inscriptionum insularum celticarum. Dublin. Stationery Office
• O’Kelly, M.J. (1989) Early Ireland - An Introduction to Irish Prehistory p250
• Moore, F. (2010). The Ogham Stones of County Kerry. In: Murray, Griffin. Medieval Treasures of County Kerry. Tralee : Kerry County Museum
• Moore, F. (2007) Munster ogham stones:siting, context function, in Early medieval Munster: archaeology, history, and society Cork Cork University Press. Moss, R. (ed.)
• Santos, D. (2015)A Cultura Hiberno-Latina na Bretanha romana e pós-romana: evidências a partir das Ogham Stones. In: Anais eletrônicos do XXVIII Simpósio Nacional de História da ANPUH, Florianópolis


Sites de référence
Ogham Celt www.ogham.celt.dias.ie
Irish Megaliths www.irishmegaliths.org
Megalithic Ireland www.megalithicireland.com




Les photographies de Pierre-Jérôme Jehel ont été exposées en 2019 pour l’exposition «Ciel ouvert» présentée à la Galerie, Le Presbytère à Saint-Briac-sur-mer.
elles sont consultables sur le site jeromejehel.com
Le présent article paraît pour la première fois en octobre 2019 dans la revue Graphê, bulletin de l’Association pour la promotion de l’art typographique, sous le titre «Les Oghams, ou les paysages d’une écriture à ciel ouvert». L’équipe de Skritur remercie chaleureusement les auteurs ainsi que la rédaction de Graphê pour leur accord et leur participation active à cette nouvelle diffusion.